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9 avril 2016 6 09 /04 /avril /2016 08:57

Joëlle Zask

 

La démocratie aux champs

 

INTRODUCTION

 

 

 

 

 

Cet essai a pour ambition de montrer que ce qui est progressivement devenu notre idéal de liberté démocratique ne vient en priorité ni de l’usine ni des Lumières ni du commerce, de la ville ou du cosmopolitisme, mais de la ferme. Plus précisément, il examine en quoi les interactions entre le cultivateur et la terre qu’il cultive favorisent les modes de vie démocratiques et, sans les causer ou en être l’origine exclusive, les maintiennent et les renforcent. Il ne se préoccupe pas particulièrement des opinions que les paysans forment sur la politique de leur gouvernement central et souvent lointain, encore moins de leur « comportement électoral », mais s’intéresse à leur capacité d’inventer d’eux-mêmes des formes d’organisation indépendante dans tous les domaines de leur existence. Il explore donc moins des relations verticales entre la base et le sommet que des relations horizontales s’établissant entre des individus et des groupes jouissant d’une certaine égalité.

 

Qu’il existe, dans le fait même de cultiver la terre, des éléments qui prédisposent à l’essor des valeurs qu’on associe à la démocratie, et dont l’analyse, largement négligée, pourrait contribuer à l’examen des conditions d’une écologie politique véritablement démocratique, telle est donc l’hypothèse qui va être explorée. Ces valeurs sont multiples. Sans se confondre tout à fait avec les institutions des démocraties libérales, que nous laisserons de côté, elles en sont les conditions préalables et la source d’inspiration, en quelque sorte leur « esprit », comme l’écrit Montesquieu au sujet des lois. Elles composent notre paysage moral et politique et organisent nos expériences privées comme nos habitudes et nos expériences publiques. C’est l’usage de leur associer les droits de l’homme et du citoyen, l’indépendance, la subsistance et la sécurité, le pouvoir d’initiative personnelle et la responsabilité qui l’accompagne, l’éducation, la recherche scientifique et les libres-échanges que son développement nécessite, la pluralité et le respect d’autrui. Sans avoir à comprimer ces diverses valeurs dans une seule case où elles seraient unifiées, il est possible, en s’appuyant sur l’esprit de la démocratie libérale et sur ses fondateurs qui savaient qu’elle repose davantage sur « les mœurs » que sur les lois, d’en extraire un point commun en disant ceci : tandis qu’en tant que finalité, la démocratie consiste en la distribution égale des opportunités de réalisation de soi, en tant que moyen, elle permet aux individus de mener « d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes » (comme le disait Lincoln au sujet du peuple) les expériences par l’intermédiaire desquelles ils découvrent, éprouvent et développent leurs libertés[1].

 

En théorie comme en pratique, ces valeurs ne sont pas apparues d’un seul coup et sont loin d’être complètement réalisées. Parfois les circonstances nous en rapprochent, parfois elles nous en éloignent. Or cultiver la terre est une activité propice à l’exploration et à la revitalisation de leur point de convergence qui, sous le nom d’auto-gouvernement (ou self-government), forme le socle de la culture démocratique ou la démocratie comme culture. On le verra par exemple avec Thomas Jefferson : pas de liberté sans auto-gouvernement. Et pas d’auto-gouvernement sans « l’amour inexpugnable de la liberté ». Contrairement à ce que soutiendra, notamment en France, une longue tradition plus républicaine ou libérale que démocratique, les fonctions des citoyens ne sont que secondairement la résistance à l’oppression et la critique du gouvernement. Leur fonction première, celle dont toutes les autres dépendent, y compris la critique des dirigeants, est de gouverner leurs affaires et de « se conduire sans un maître » en toute occasion imaginable. Là se forgent en parallèle l’esprit social et l’esprit public d’un côté et, de l’autre, la personnalité individuelle, que les divers auteurs que nous rencontrerons exprimeront en termes de responsabilité, d’initiative, d’indépendance ou même, de courage.

 

Une fois cette hypothèse formulée, les conceptions, toujours vivaces, du paysan, soit comme ce personnage authentique, simple et vertueux que dépeint le romantisme, soit comme ce personnage généralement associé à la droite, arriéré et conservateur, dont la conscience n’irait pas au-delà des limites de son lopin de terre, matérialiste invétéré et égoïste, voire réactionnaire, qui n’a que haine pour la ville, la société, l’étranger et le progrès, commencent à refluer. À leur place s’ouvre un vaste domaine assez peu exploré jusqu’à présent où, fondamentalement, la culture cesse d’être contraire à la nature. Un cortège bigarré de conceptions et d’expériences qui, sans être universelles ou éternelles, n’en sont pas moins édifiantes et exemplaires, se met à défiler sous nos yeux. Tout « commence », si l’on peut dire, par le jardin d’Éden, qui ici donne le ton : Adam, dit le texte biblique, doit « cultiver » le jardin et en même temps, le « garder » (shomer, équivalent au care), c’est-à-dire en prendre soin. Comme à l’égard d’un enfant, cultiver est garder, garder est cultiver. On entrevoit d’emblée le poids politique et écologique d’une telle combinaison et, par contraste, la nature des conséquences auxquelles ont mené l’oubli, le déni, l’occultation de son importance cruciale.

 

Lié à prendre soin ou conserver, cultiver la terre n’est pas un travail comme un autre. Ce n’est pas suer, arracher, rentabiliser, s’essouffler, souffrir, arraisonner. C’est dialoguer, écouter, proposer, prendre une initiative et écouter la réponse, mêler des rythmes et des logiques différents, faire des expériences et des interprétations, prévoir sans annoncer, viser l’avenir sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr. Sous cet angle dont Adam est le protagoniste sans âge, les notions de propriété et de pénibilité au travail qui ont été historiquement liées au libéralisme doivent être réinterrogées.

 

L’agriculture comme culture de la terre, dont on verra qu’elle est liée à la culture de soi, n’a que très peu en commun avec la production agro-industrielle et l’organisation capitaliste de cette production. Elle s’en distingue comme la subsistance se distingue du profit et souvent s’y oppose, comme la fertilité s’oppose au rendement, comme l’occupation ou la jouissance de la terre se distinguent de son appropriation exclusive, comme le jardinier ou le petit paysan s’opposent à l’agriculteur industriel, dont il ne sera pas question.

 

En raison du fait que, comme en éducation, cultiver est rencontrer une chose autre et s’adresser à ce qui, en elle, est capable d’indépendance (tel est aujourd’hui l’enjeu de la permaculture), on verra que le cultivateur ne peut trouver dans l’enfermement en soi qui a pour nom « individualisme » qu’un dangereux antagonisme. En cultivant ses plantes, il cultive une société et contribue à produire des ressources communes. Cette culture par l’intermédiaire de laquelle s’instaurent des interactions entre, d’un côté, le cultivateur, ses besoins, son art, ses connaissances, ses habitudes, etc., et, de l’autre, son coin de terre et son environnement, se rencontre donc à une certaine échelle, celle de l’agriculture paysanne et celle du jardinage, celle du petit paysan et celle du jardinier des campagnes comme des villes.

 

À travers les Cercles des Landes gasconnes, l’agriculture urbaine de Savannah vers 1750, la « petite république » que fut la ferme pour Jefferson, les jardins ouvriers de France, le village de Canudos au Brésil, le lopin russe, les jardins communautaires de New York, les jardins pédagogiques de Maria Montessori, les jardins thérapeutiques des vétérans, l’agriculture environnementale actuelle, les « incroyables comestibles » de Todmorden en Angleterre, et bien d’autres épisodes tous plus inventifs les uns que les autres, on montrera que le cultivateur qui forme avec la terre une sorte de petite communauté développe aussi cet « art de s’associer » avec les autres dont Tocqueville a fait le cœur des modes de vie démocratiques. S’il s’associe en effet, ce n’est pas en priorité par calcul ou utilité, encore moins en raison du sentiment d’une identité collective en laquelle communier, mais par goût pour la vie sociale et par solidarité. Que « l’esprit public » et l’amour de la liberté puissent naître de ces inclinations est la conviction que Jefferson puis Tocqueville à sa suite ont énoncée avec force.

 

La culture de la terre qui se trouve à l’origine des pratiques démocratiques, non ­ — encore une fois — comme leur cause, mais comme leur accompagnant, forme un futur dont la nature est encore indistincte, mais dont il est clair qu’il ne sera « durable » que s’il est aussi « environnemental ». Et il ne sera tel que si les expériences en cours sont de nature à préserver et à refonder en continu et conjointement l’indépendance des individus par rapport aux liens sociaux, celle des cultivateurs par rapport aux contraintes naturelles que sont les aléas de la nature et les besoins alimentaires, et celle de la nature par rapport aux activités humaines. Qu’aujourd’hui comme hier, la parcelle cultivée soit le site où s’inventent de nouveaux modes d’association, de participation et de socialisation, ne doit pas surprendre. Elle découle de la quête normale de formes de vie plus cohérentes et complètes que celles, aberrantes et écologiquement catastrophiques, auxquelles a mené notre société industrielle.

 

La configuration dont je vais tenter de tracer les contours et d’énoncer les caractéristiques, loin d’être une utopie irréalisable, est au contraire massivement présente dans le monde : l’agriculture partagée, locale, familiale, paysanne, écologique, traditionnelle, raisonnée, diversifiée, etc., n’est pas un rêve mais une réalité. Par exemple, la FAO (Food and Agriculture Organization) a établi en octobre 2015 que la première forme d’agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d'environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % de l’alimentation mondiale. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne à elle seule un citadin sur quatre, soit 700 millions de personne[2].

 

Or ces types si répandus d’expérience agraire à petite échelle sont pourtant passés relativement inaperçus. Bien que nécessaire, et même si elle est souvent fragile et insuffisante, l’agriculture des petits paysans et jardiniers n’a été intégrée ni dans l’anthropologie générale, ni dans la métaphysique, ni dans la psychologie, ni même dans la théorie de la richesse. Quant à nos conceptions politiques « modernes », libérales et démocratiques, elles n’en tiennent aucun compte. Pire même, elles se développent dans son dos et contre elle. Il suffit de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en Latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est à dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». Que penser par conséquent d’un pays « démocratique » dont jusqu’à 90% de la population est ou fut paysanne ?

 

Cet essai n’a donc pas l’ambition de dévoiler un fait rare mais au contraire de rendre saillant un fait d’une banalité extraordinaire dont la mise au rancart signale mécaniquement le peu de démocratie « politique » réalisée dans le monde, le phénomène du lopin de terre. Il en existe pourtant des formes historiques aussi nombreuses que politiquement édifiantes, de même qu’il en existe actuellement quantité de formes qui sont vécues comme des moyens d’intégration sociale, de transition écologique et de transition démocratique. Des millions de gens s’engagent en leur faveur, des Green Guerillas et Mouvements paysans dans bien des régions d’Amérique du Sud aux rizières urbaines implantées sur les toits de Tokyo, des micro-coopératives agricoles en Inde à l’agriculture urbaine participative dans les villes d’Amérique du Nord et d’Europe.

 

Passées ou présentes, celles qui sont abordées ici sont tout à fait spécifiques. Elles s’écartent autant des conceptions réductrices d’un retour à la terre et à la prétendue simplicité des mœurs primitives qu’aux utopies agraires coercitives et souvent paternalistes, voire fascistes, dont l’histoire est aussi jalonnée. Car contrairement aux sociétés qu’ont imaginées des penseurs aussi connus que Fourier, Owen, Godin dans une certaine mesure, ou des chefs politiques comme Himmler, Staline et Mao Zadong, celles dont il va s’agir, qu’elles soient passées ou présentes, sont des expériences agraro-politiques (ou politico-agraires) qui, au lieu d’englober l’individu dans une structure collective jugée parfaite de manière à ce qu’il soit modelé par elle, se caractérisent par la recherche d’un équilibre et d’une complémentarité étroite entre les libertés de l’individu et la vitalité de l’association qu’il forme avec d’autres.

 

Elles visent donc la formation d’une communauté au sens littéral du terme, — c’est-à-dire d’un groupe dont les finalités et la structure ne sont pas fixées à l’avance mais progressivement décidées en commun. Dans un groupe de ce genre, l’individu se relie aux autres sans se dissoudre. Il participe aux activités communes et s’intègre au groupe exclusivement en tant que participant (et non en tant que possesseur d'une même origine, religion ou statut que les autres). En parallèle, le groupe communautaire est aussi celui qui veille à la distribution des ressources devenues communes et les met à la portée des individus qui en sont membres — comme lors d’échanges de savoirs faire ou de force lors des grands travaux des champs, de connaissances, de boutures et de graines ; par le partage de certains équipements collectifs, des surplus ou des invendus, du voyage vers les foires et les marchés ; ou encore par le soutien d’actions participatives en tout genre, de systèmes coopératifs, des producteurs par les consommateurs comme c’est le cas des AMAP françaises aujourd’hui, et ainsi de suite. On montrera que l’accord entre le cultivateur et la terre qu’il travaille se révèle le premier terme d’une série d’accords sociaux et politiques continus et congruents dont l’ensemble correspond à une dynamique sans fin de démocratisation.

 

Faire le tour de toutes les expériences de liberté dont le site privilégié est la parcelle cultivée n’est pas possible dans le cadre d’un livre. À défaut d’exhaustivité, j’ai choisi d’intégrer dans une structure tripartite, qui va du plan de la réalisation de soi à la vie politique, en passant par des exercices de sociabilité, des exemples paradigmatiques d’une « culture » démocratique, à tous les sens du terme.

Par distinction avec le seul « débattre et décider ensemble » que la démocratie délibérative met aujourd’hui en avant, chaque cas présente un « faire ensemble » caractéristique de l’associationnisme participatif qui constitue à l’échelle de la planète le mouvement sociopolitique sans doute le plus inventif et le plus prometteur. Chacun est exemplaire à deux titres : d’une part, il forme un tout unique correspondant à une « expérience-type » dont « l’expérience en tant qu’expérience » que John Dewey a associée à l’art, ou les « tentatives microscopiques » capables d’éclairer le monde abordées par Félix Guattari, donnent une première idée. D’autre part, chacun d’eux est un bon exemple des caractéristiques qui contribuent à donner forme à nos modes de vie et à nos aspirations démocratiques : individualité avec le paysan d’Emerson, pluralité avec les jardins multiculturels de Buffalo, partage et mise en commun avec l’antique système des communaux, intégration avec les jardins familiaux, indépendance et auto-gouvernement avec tous les mouvements paysans et jardiniers, science et éducation depuis la nuit des temps.

 

Dans tous ces cas, nous verrons apparaître le fait que cultiver la terre tout en en prenant soin est une sorte d’ « éducation des choses », selon l’expression de Rousseau dans Emile, qui pourrait s’avérer l’éducation nécessaire à l’essor d’une culture démocratique bien comprise et déboucher sur une configuration où culturer (acquérir une culture, recevoir une éducation), acculturer (rencontrer une culture autre), cultiver (faire croître des plantes) ou se cultiver (développer son individualité par le truchement d’expériences situées) deviennent complémentaires et mutuellement ajustés.

 


[1] Concernant cette conception de la démocratie et de la culture démocratique, je me permets de citer mon ouvrage Participer ­– Essai sur les formes démocratiques de la participation, Ed. Le Bord de l’eau, 2011.

[2] FAO [en ligne] http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/

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20 mars 2016 7 20 /03 /mars /2016 13:34
Un nouveau livre : La démocratie aux champs, 24 mars 2016

Mise en vente : 24/03/2016
 

La démocratie aux champs

Du jardin d’Eden aux jardins partagés,
comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques


Joëlle Zask
Les Empêcheurs de penser en rond – 250 pages – 18,50 €

 

 

 

On a l’habitude de penser que la démocratie moderne vient des Lumières, de l’usine, du commerce, de la ville. Opposé au citadin et même au citoyen, le paysan serait au mieux primitif et proche de la nature, au pire arrièré et réactionnaire.

 

À l’opposé de cette vision, ce livre examine ce qui, dans les relations entre les cultivateurs et la terre cultivée,favorise la formation de la citoyenneté. Défile alors sous nos yeux un cortège étonnant d’expériences agricoles, les unes antiques, les autres actuelles ; du jardin d’Éden qu’Adam doit « cultiver » et aussi « garder » à la « petiterépublique » que fut la ferme pour Jefferson ; des chambrées et foyers médiévaux au lopin de terre russe ; du jardin ouvrier au jardin thérapeutique ; des « guérillas vertes » aux jardins partagés australiens.

 

Cultiver la terre n’est pas un travail comme un autre. Ce n’est pas suer, souffrir ni arracher, arraisonner. C’est dialoguer, être attentif, prendre une initiative et écouter la réponse, anticiper, sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr, et aussi participer, apprendre des autres, coopérer, partager. L’agriculture peut donc, sous certaines conditions, représenter une puissance de changement considérable et un véritable espoir pour l’écologie démocratique.

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